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Interview croisée d’Yvette Jaggi et Raffaella Simonetti sur les luttes féministes

50 ans après l’obtention du droit de vote féminin au niveau fédéral, regards croisés d’une ancienne et d’une jeune politiciennes sur l’évolution des combats féministes.

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Il y a 50 ans que les femmes ont le droit de vote au niveau fédéral. Quel regard portez-vous sur cet événement de février 1971?
YJ: C’était un changement important, mais pour moi, Vaudoise, j’ai été davantage marquée par l’obtention du droit de vote des femmes au niveau cantonal 12 ans plus tôt, en février 1959. Ce jour-là, le résultat avait tourné au fiasco au niveau fédéral(1), mais trois cantons romands avaient dit oui: Vaud, Neuchâtel et Genève. Or seuls les Vaudois avaient décidé que le résultat de la votation serait pris en compte sur le plan cantonal. L’idée brillante avait été de constituer un comité mixte pour mener campagne. Il était co-présidé par un homme PAI et une femme POP. C’était une belle anticipation pour le futur. J’avoue avoir un peu passé à côté de la campagne pour la votation de 1971, mais je ne me faisais aucun souci pour le résultat. D’ailleurs, près de 66% des Suisses ont dit oui. C’était net même si j’aurais aimé que l’écart soit plus important.
RS: Ce n’était pas tout à fait l’image que je m’en faisais car j’ai vu sur la RTS quelques documentaires concernant la campagne avant cette votation de 1971 et j’ai été frappée à quel point les femmes pouvaient être déshumanisées. Bien des hommes considéraient qu’elles n’avaient pas la capacité intellectuelle de voter. Ce stéréotype n’a pas complètement disparu de nos jours. On refuse encore aux femmes de se montrer à la fois belles, sexys et intelligentes. Il y a encore à faire pour que les mentalités évoluent. Concernant le vote de 1971, je constate que plus du tiers des Suisses ont dit non. C’est beaucoup.

Ce vote de 1971 a-t-il modifié la place de la femme dans la société?
YJ: L’obtention du droit de vote a libéré le terrain et les têtes. Cela dit, je me rappelle très bien d’une réunion que nous avons eue le lendemain soir du vote, j’étais à Berne à l’époque. Nous nous sommes dit, c’est bien joli le droit de vote. Maintenant c’est l’égalité des droits qu’il faut faire valoir. J’avais peu participé à la campagne de la votation, mais dans la lutte qui a suivi, j’ai retrouvé tout mon intérêt. En 1981 est arrivée la loi sur l’égalité hommes-femmes, mais la mise en pratique s’est fait attendre. J’étais syndique de Lausanne lors de la grève des femmes le 14 juin 1991. J’ai encouragé à participer au cortège et une partie de la Municipalité l’a fait.
RS: Je n’ai pas le sentiment que la place de la femme a beaucoup changé. Certes oui sur le plan juridique, mais pas au niveau sociétal. Si les mentalités avaient vraiment évolué, il n’y aurait pas eu besoin de manifester le 14 juin 2019. Le droit de vote n’est plus un problème, maintenant il s’agit des sujets sur lesquels on doit encore voter, car tout n’est de loin pas acquis.

«Le combat doit aussi porter sur le sort des femmes immigrées» – Yvette Jaggi

Vous parlez de l’égalité des droits par rapport à l’égalité des chances…
YJ: C’est la différence entre la droite, pour laquelle il suffit d’inscrire le principe de l’égalité dans la loi, et nous, la gauche, qui voulons l’égalité dans la vie. Le droit est une chose, la mise en pratique une autre. L’homme est peut-être plus fort physiquement, mais ce n’est pas lui qui vit les neuf mois de grossesse ni l’accouchement qui suit.
RS: Bien sûr, les études sont ouvertes à toutes et tous, mais l’égalité des chances est freinée par des stéréotypes. Pourquoi les femmes se dirigent davantage vers certains domaines, comme les sciences sociales par exemple? La majorité des étudiants de l’EPFL sont des hommes(2). En médecine, c’est également le cas. Pourquoi n’utilise-t-on que le terme d’école d’infirmières alors que la profession est ouverte à tous les genres? Les orientations de vie restent très genrées et cela dès l’enfance.

Quels sont aujourd’hui les combats féministes les plus importants à mener?
RS: L’égalité salariale en premier lieu. Avoir aussi une plus grande considération pour les violences domestiques, notamment les violences que la communauté LGBTQI+ subit, également entre quatre murs. La Suisse a un des taux les plus élevés d’Europe(3) . Il y a un immense travail à faire dans ce domaine pour un meilleur suivi. Il faut du courage à une personne pour déposer plainte et souvent elles y renoncent par peur des conséquences.
YJ: La pandémie a accentué le problème des violences domestiques. Ce que certaines femmes doivent subir, c’est incroyable. Lorsque j’étais syndique, nous avions mis en place un système de patrouille composée de deux hommes et une femme pour se rendre sur place quand nous étions alerté·es. Cela avait assez bien fonctionné, mais cela ne suffirait plus maintenant. J’ai également été très choquée par ce qu’il s’est passé dans la Genève internationale avec toutes ces femmes de ménage qui ont été abandonnées. Le combat féministe doit aussi porter sur le sort de ces femmes immigrées, qui arrivent ici sans formation, qui ne savent pas un mot de français ni même avoir la moindre conscience de leurs droits. C’est important de leur donner la possibilité de s’intégrer.
RS: Parmi les combats, il y a également la reconnaissance du travail domestique, lequel incombe le plus souvent aux femmes. Il ne me sert à rien d’aller manifester dans la rue si, à la maison, je me retrouve au service de la personne qui partage ma vie.
YJ: Autre problème majeur, celui de pouvoir concilier carrière professionnelle et maternité(4). Ce combat est lié à la politique de développement des crèches et doit être mené de manière mixte. Le congé paternité est un premier pas dans ce partage.

«Je ne considère pas que la Suisse soit mieux qu’un autre pays» – Rafaella Simonetti

La Suisse est-elle privilégiée en matière de droit des femmes?
YJ: D’une manière générale, la Suisse est un pays privilégié. Mais si la loi existe, on est toujours à la recherche de l’égalité des chances.
RS: Je trouve cette question inappropriée. Bien sûr, on vit dans des conditions plus confortables que dans d’autres pays. Je n’ai pas à me soucier si j’aurai de l’électricité et à manger le soir. Mais vouloir faire des comparaisons, c’est s’installer dans une sorte de néo-colonialisme. Chaque pays doit être pris pour ce qu’il est. Je ne considère pas que la Suisse soit mieux qu’un autre. Ce n’est pas parce qu’en Arabie Saoudite, les femmes viennent d’acquérir le droit de conduire, et encore avec l’autorisation d’un homme, que cela doit nous inciter à minimiser les problèmes chez nous. En Suisse, on se repose trop sur nos acquis. C’est une lutte permanente. En m’engageant en politique, je sais que je la mènerai jusqu’à la fin de ma vie.

Propos recueillis par Paloma Lopez et Bernard Morel

 

  1. 66.9% des électeur·trices avaient voté contre l’institution du suffrage féminin.
  2. Seulement 30% des effectifs sont féminins en Bachelor et 27% en Master en 2019-2020.
  3. Avec 0.26 meurtres de femmes sur 100’000, la Suisse se place derrière l’Allemagne (0,37), la France (0,31), mais devant l’Italie (0,18) et l’Espagne (0,20).
  4. 28,7 % des femmes avec un enfant de moins de 25 ans travaillent à moins de 50%.